vendredi 10 janvier 2014

Portraits de l'âne (Etienne Verougstraete)

« L’imagerie des légendes chinoises comprend deux représentations principales de l’âne, l’âne qui pleure et l’âne qui rit, images souvent accolées. Quelque philosophie se cacherait-elle là-dessous? Sûrement. En Chine comme en Occident l’image de l’âne est associée à une affaire de compréhension. La seule différence est que l’Occident, à tort, connote une compréhension paresseuse, alors qu’en Chine la compréhension visée est prompte, en tout cas lucide. L’âne qui comprend et (en) pleure, l’âne qui comprend et (en) rit, sont deux portraits juvéniles, liés tous les deux au savoir.

L’âne et l’homme, dans ce bestiaire, sont deux noblesses qui cousinent. Tu ne fais pas le fier, moi non plus, dit l’âne. Tu as soif d’amitié, j’en déborde. Nous avons, penses-y, plus de cent mille atomes crochus. Tu pleures et tu ris, moi aussi mais j’ai la bouche inadéquate. Alors, beau cousin, aide moi. Prends le pinceau que tu t’es fait de mes poils, et donne moi sur ton papier le rire et le pleur que je possède mais ne suis pas en état d’exprimer. Oui, fais cela. Ainsi se resserreront, pour nous et nos descendants, nos liens heureux de cousinage et bonne amitié.

Dessiné en son âge mûr, l’âne a aussi un double portrait, l’un, les rires effacés, est demeuré légèrement souriant, l’autre parait quand les animaux de la jungle viennent soumettre à son arbitrage leurs litiges. Son œil alors devient absorbé, sa lippe sévère, sa face entière moins avenante. Comme les juges dans le monde des hommes (j’en suis), il ne s’améliore pas à vieillir.

Toutes les images rassemblées, puis comptées par catégories, les souriantes sont majoritaires. Mettre en album les sourires de l’âne… à l’intention des deux branches qui cousinent… est pour un autobiographe tentant. »

Extrait d' Etienne Verougstraete, Bestiaire chinois, fin du 20ème siècle, pp. 55-58. E.V., mon défunt grand père, magistrat et jardinier passionné parmi d'autres choses (ce-dessous sur un cheval avec sa fille Claire, à Belem autour de 1950), considérait l’âne comme l’ « enfant chéri » de son bestiaire chinois. Pour lui, « dans le bestiaire chinois, l’animal le plus intelligent de la création est l’âne. Pour se libérer des préjugés et détecter les mensonges, il n’a pas son pareil. (…) Cette image populaire a des projections dans la culture générale de la Chine. L’ordre de l’âne est une distinction réservée aux grands philosophes. (…) Un groupement de jeunes philosophes porte le nom de ‘association des amis de l’âne’. Enfin, d’hommes avisés, et qui en ont pris de la graine, on dit qu’ils écoutent les leçons de l’âne » (pp. 13-14)


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